Mercredi 2 juin
J’ai repris la route. Il était temps. Depuis, mon dernier périple en Picardie, j’ai beaucoup lu, des polars ( français, américains), vu des films, lu des analyses, vu des choses à la télé, et ce n’est pas ce qui manque. Derrière moi, la table est remplie de documents, lu ou à lire encore…
Fais des rencontres aussi, comme avec l’écrivain Patrick Raynal à qui j’ai proposé de participer à l’aventure pour un regard dramaturgique (« c’est mon métier, m’a t’il dit, trouver le fil de l’histoire » ) ; il m’a également conseillé de lire Ellroy et son « tueur sur la route » ( tiens, tiens) ou les trilogie de Thomas Harris, l’auteur du « silence des agneaux ». je compte l’inviter à une prochaine répétition publique, en septembre, à Thionville, au CDN de Lorraine.
Mes ateliers du spectateur ont continué aux aussi, en Gâtine, avec le Nombril du monde, j’ai montré mes films et mon journal et lu des articles et des scènes à ce groupe de spectateur témoins ; chez eux, dans leur salon, avant un gueuleton :
— Mais pourquoi tu fais un spectacle sur des horreurs pareilles !
On te préférait quand tu faisais l’usine ! me disent-ils.
— Oui, je sais, je réponds, mais faut que je m’y coltine.
Je vais en tout cas, malgré le sujet, essayer de rester parfois léger et accessible.
D’autres rencontres aussi, en maison d’arrêt, avec un détenu qui en a pris pour 25 ans, bibliothécaire en sursis de son appel. Je viens de lire ce qu’il avait fait sur internet. Rien à dire de plus. Il assume les faits, mais la peine est lourde. Émotion du jury populaire.
Je vais dans les tribunaux, rencontres avec des juges, chroniqueuse judiciaires, journalistes de la « PQR » (presse quotidienne régionale), centre de réinsertions pur détenus, gendarmes, un journaliste du Nouveau Détective (tiens celui-là, je le mettrais bien dans mon spectacle) et d’autres encore qui vont suivre…
Et Jacques B alors ?
Lui aussi je suis sa trace…
Lundi 7 juin
Je suis en Lorraine, à l’invitation du CDN. Pourquoi la Lorraine ? Là aussi, c’est une terre propice pour les faits-divers et les tueurs en série. Alors pourquoi pas prendre de la distance avec la Picardie…
Hier, j’ai pris ma voiture pour aller rencontrer un gendarme qui a travaillé sur le cas Francis Heaulme.
Une journée d’errance en fait. Après la rencontre, je roule dans le paysage. C’est un road-movie après tout, alors j’en profite. Radio classique sort par les vitres baissées de la portière. Je m’arrête dans le centre ville de Longwy. J’observe. Je m’assieds aux terrasses des cafés. J’écoute. Je regarde. C’est fou, comme en regardant, en pensant à « lui », mon regard change. Je deviens parano. Parano de moi et des autres. J’ai l’impression qu’on m’observe tout autant que j’observe. On dirait que je suis en fuite. Je regarde les femmes, et mon regard posé sur elles est différent, celui d’un prédateur, froid. Peut-être. Je me dis, que je vais devoir traîner ce spectacle plusieurs années, et je sais pas, cette perspective ne me réjouis pas.
Je prends des bribes de phrases.
Deux collégiens et un qui dit à l’autre : si t’as faim, le matin, je peux t’amener quelque chose.
Deux abîmés par la vie boivent leur bière sans se parler ni se regarder.
Là, un type qui enfile sa enième bière, se lève, avec ses béquilles, claudiquant, et puis s’arrête, traînant, toutes les 5 secondes pour tirer sur sa cigarette. Hop, il l’écrase avec une de ses béquilles.
Au coin d’une rue, deux types : au moins avant on avait pas le temps, mais on avait du boulot.
La sidérurgie a fermé dans toute la vallée en « ange », malgré les promesses du président au lendemain de son mariage à Disneyland.
Mardi 8 juin
En roulant, toujours.
Je rentre pour dîner.
Je finis d’observer.
Sur la route de la vallée du Fench.
J’avale la route et c’est bien, de rouler sans autre objectif que de rouler.
Il y un panneau qui indique « bois de la côte », et au loin un village de mineurs, abandonné, de l’autre côté du bois. Je bifurque. Je m’engouffre dans le bois. La route est étroite. Bientôt, un vélo sur lequel est une jeune fille arrive en sens inverse. Je ralentis. Je baisse ma vitre. Elle me regarde la regarder et dans son regard, je sens qu’elle a peur. On dirait que j’y arrive bien à faire le regard du prédateur. Qu’est-ce qu’elle fait là, à rouler dans ce vois désert, t’as pas lu le petit chaperon rouge, petite ?
Dans le rétroviseur intérieur, je l’aperçois qui s’éloigne. J’aperçois mon image aussi. Mon visage qui parle alors que je ne parle pas. On dirait que c’est moi et que ce n’est pas moi ? je crie, comme enfermé dans le rétroviseur.
Je secoue la tête.
Brrrrhhh….
Plus loin encore, deux vieilles marchent. C’est une sorte de chemin, je sens que je suis un peu perdu, que le village abandonné s’éloigne. Je m’arrête, et je demande comment s’y rendre…
— ho, plus personne n’y va jamais, et en voiture, par ici, ça va être compliqué
— oui, dit l’autre, ça descend à pique, faut y aller à pied, c’est un GR ici.
Ah bon, je dis, je suis un peu perdu je crois.
— vous voulez voir quoi dans ce village, demande la première vieille ?
Je souris.
Rien, je réponds, je me promène…
— Ah…
Je redémarre. Bientôt, je suis dans un chemin boueux. Il y a une forme qui surgit du bois vert. Je freine. Trop tard, je me prends une biche de plein fouet dans le pare-choc, je roule sur la biche, j’entends le poids de son corps sous mes roues.
Je descends.
Et merde !